Un début d'histoire 8D

Aussi loin que je m’en souvienne, j’étais une fille, âgée de dix-huit ans ; mais quand on dit dix-huit ans, étais-je à l’apogée de cet âge, ou bien à mi-parcours ? Ça, je ne le savais aucunement. Alors, vous allez vous demander, en riant : « tu ne sais donc pas quand tu es née ? Mais cela n’a aucun sens, voyons. » eh bien, navrée de vous décevoir, mais vous allez devoir vous conforter dans cette idée. Effectivement, je ne le sais pas. Effectivement, ce début n’a aucun sens. Mais que voulez-vous que je vous dise ? Quelle réponse espérez-vous obtenir de moi si je l’ignore moi-même ?


Chut ! Un grincement. Non, un bruit de porte. Je ne savais pas trop. Je ne préférais pas vraiment le savoir. Je n’avais aucune idée de l’endroit où je me trouvais. Tout ce que je savais, c’était qu’il faisait noir, que mon fessier me faisait mal, et que je me tenais debout contre une paroi lisse et glaciale. Pourquoi étais-je debout ? Je n’en avais cure. Je ne savais absolument rien de ce qu’il se passait. Comment m’étais-je levée ? Pas d’hypothèses non plus à ce sujet. Avais-je de la famille, avais-je une raison de me trouver ici ? Pas à ma connaissance. Étais-je séquestrée, m’avait-on droguée, torturée, ou bien s’était-on servi de moi comme un vulgaire cobaye ? Mon corps ne me faisait pas particulièrement souffrir, je respirais bien, j’étais sereine. Inconsciemment, je devais savoir ce que je faisais ici. Je n’avais pas peur, je n’étais pas inquiète, je ne ressentais aucune solitude, aucune angoisse.

Je risquai un pas en avant ; immédiatement, je chancelai. Une sensation bizarre fusa en provenance de ma jambe droite et, dans un réflexe, je la pliai dans l’espoir de l’atténuer un peu, inutilement. Un liquide visqueux trouva refuge au creux de ma paume. Il était chaud, pas très épais, et tellement sombre que je ne le voyais pas – logique, allez-vous me dire, puisqu’à l’origine la pénombre m’entourait déjà.

Vous allez peut-être me trouver anormale, mais je n’avais pas mal. Je ne sentais absolument rien. Le sol semblait accidenté par endroits, car, à mesure que j’avançais, ma cheville avait tendance à tanguer légèrement d’un côté ou d’un autre.

Puis soudain, prise dans ma lancée, quoique plutôt lente, je sentis mon pied buter contre quelque chose de mou et rabougri. Qu’était-ce donc que cela ? Instinctivement, je fouillai dans une de mes poches, y trouvai une lampe torche, et l’allumai. Alors seulement je fis un pas en arrière, sentant le haut-le-cœur m’envahir.

Ils étaient des centaines. Non, des milliers. Des milliers de visages figés dans une expression d’extrême angoisse et de souffrance. Ils étaient imbriqués les uns sur les autres, formant ainsi un véritable mur macabre blanc de porcelaine.

Qui… ? Pourquoi… ? Pourquoi une telle torture ? Je me souvins alors des guerres de religion, d’intérêts différents, ou même de soif de pouvoir, comme par exemple dans le but d’effectuer une conquête considérable. Où l’avais-je appris ? Quelle bonne question ; mais, pour tout vous dire, je ne m’y intéressais pas. J’avais des connaissances, eh bien, c’était tant mieux ; au moins quelque chose d’utile qui me revenait par une raison quelconque…

Je fis le tour de cette enceinte perturbante en essayant de contenir mon horreur.

Ils ont tous été torturés de la même façon. Avec un flingue de petit calibre. Mais après avoir été pendus, car la marque de la ficèle reste plus ancienne. Certains ont des traces de fouet… on dirait qu’ils ont été tués en même temps. Toute cette masse porte la même lividité et la peau se conserve plutôt bien. Cela doit remonter à quelques jours à peine. Et ça ne me dit toujours pas ce que je fais ici.

Je me demandais pourquoi je n’avais encore croisé personne. M’étais-je battue ? Je ne portais aucune trace de lutte et, comme dit précédemment, je n’avais mal nulle part. La seule blessure était celle qui était à ma jambe. Je dirigeai le faisceau lumineux sur la plaie : pratiquée un peu en-dessous du genou, elle faisait bien dix centimètres. C’était rouge. Et noir. Glauque, mais stupéfiant. Il me semblait voir du pus couler le long de ma jambe dénudée tel un fleuve suivant tranquillement son cours. La pâleur de ma peau faisait ressortir le jaune du dit fleuve dégoulinant. Glauque, mais ahurissant. Ce contraste m’épatait réellement. Je ne me sentais pas en défaut, ni bizarre, ni même anormale. On aurait dit une lésion causée par une chute terrible.

Alors seulement la douleur se réveilla.

Ma cage thoracique sembla se compresser, tant et si bien que je perdis mon souffle durant quelques instants, comme un violent coup de fouet porté directement à l’intérieur de mon corps, comme si quelqu’un avait enlevé mes poumons et que les os se refermaient sur le cœur. Une goutte de sueur traversa ma joue livide en provenance de mes cheveux sales et graisseux. Je me postai en face d’une flaque d’eau dans l’espoir de mieux comprendre mon état.

Qui était cette fille ? Si blafarde, aux cheveux de charbon, aux lèvres purpurines effrayantes ? Avec ses yeux aux reflets rouge sang inquiétant ? Si maigre, voire même, squelettique, et qui disait ne se rappeler de rien ? Sans identité propre, sans but, sans foi, ni peur ? Avec sa poitrine si peu développée, presque invisible, sous un centimètre de tissu mal cousu, presque en lambeaux ? Qu’était-ce que ce sourire sarcastique, que ces dents d’un blanc éclatant – seul élément beau dans cet ensemble ?

Je m’écartai de ce reflet absurde. Ce n’était pas moi. Ce n’était pas possible. Peut-être que j’étais dans un monde magique. Bêtement, je regardai mes mains, comme si je m’attendais à ce qu’elles projettent un festival de couleurs. Ce qui, évidemment, n’arriva pas. Je tâtai mon visage mais ne sentis qu’une peau rugueuse, terriblement sèche et froide. Comme si j’étais morte.

Morte ?

Si j’étais morte, alors je les verrais, eux aussi. Les âmes des cadavres étalés par terre. Or, je n’en voyais aucune. J’étais désespérément seule. Sans informations quant à mon identité ou même la raison qui m’avait poussée à venir ici.


A SUIIIIIVRE !