Printemps avait toujours vécu chez les Humains, aussi loin qu'elle se souvienne. Toute petite, à peine sevrée, alors qu'elle vivait chez un fermier, elle avait été offerte à un petit garçon, âgé de huit ans à peine. Ses parents lui avaient offert un animal de compagnie afin qu'il s'épanouisse. En effet, d'après les souvenirs de la femelle, le gamin était gravement malade - une sorte de mal vert, peut-être ? Ainsi, alors qu'elle n'était qu'un chaton, Printemps était l'animal de compagnie d'un enfant Humain.
Elle n'était pas malheureuse, bien au contraire. Son petit maître prenait soin d'elle, et elle le lui rendait pas toute l'affection et la loyauté dont un félin était capable.
Oui, elle était heureuse. Entendre l'enfant l'appeler par le nom qu'il lui avait donné, la cajoler, l'aimer, tout simplement.
Le garçon, par ailleurs, lui avait offert plusieurs objets créés par les siens. Il lui avait notamment noué une chaîne autour de la patte gauche, et lui avait fait percer l'oreille. Même si elle se souvient que ça avait été douloureux, Printemps avait été heureuse, puisque juste après, son petit maître l'avait consolée à grand renfort de câlins. Puis il avait fait raser des touffes de fourrure de son animal, puisqu'il refusait de lui marquer douloureusement la peau.
Printemps aimait son maître, et pour elle, rien ne pourrait jamais la séparer de lui. Un tel bonheur ne pouvait que durer, et il en serait ainsi pour eux deux.
Et pourtant, elle était naïve, à l'époque.
Du jour au lendemain, tout bascula. Son maître ne venait plus la voir. Les parents du garçon, d'habitude gentils avec elle, ne lui témoignaient plus aucun signe d'affection. Comme si elle était un fantôme, en somme, invisible. Les deux adultes semblaient différents, eux aussi. Ils semblaient comme enfermés dans une bulle oppressante de silence.
Printemps ne comprenait pas. Où était passé son maître ? Pourquoi les parents étaient silencieux ? Que se passait-il, bon sang ?! Où était le garçon ?
La femelle était paniquée. Tout ce qu'elle voulait, c'était revoir son maître, être heureuse, comme avant. Pourquoi n'était-il plus là ? Pourquoi ne l'avait-il pas emmenée ?
Elle alla à la porte de sa chambre, elle miaula, longtemps, jusqu'à ce que la porte décide de s'ouvrir un jour. Elle gratta même le bois afin qu'on la remarque. Pourquoi ne lui ouvrait-on pas ?
Agacés, le père finit par attraper la chatte par la peau du cou et la sortir. La mère lui jeta un regard larmoyant. Puis l'adulte l'emmena jusqu'au monstre au pelage rouge brillant.
Le voyage fut long. Où allaient-ils ? Allait-elle revoir son maître ?
Puis le monstre se stoppa. Lorsque l'Humain sortit Printemps de la voiture, elle vit qu'il s'agissait de la lisière d'une forêt. L'homme la posa auprès d'un arbre, et sortit une corde. Docile, Printemps se la laissa passer autour du cou, le regard plein d'appréhension et de curiosité. Puis enfin, le père de son maître l'attacha solidement autour du tronc de l'arbre, et murmura quelques mots dont le sens échappa à la femelle.
Puis il se releva, et partit. La chatte voulut le suivre, mais la corde l'entrava, et elle ne put courir après l'Humain.
Alors elle s'assit, et attendit qu'il revienne.
Et elle attendit longtemps, très longtemps.
Alors qu'une fine bruine tombait, trempant le pelage de Printemps, elle comprit enfin. Son maître, la maladie, cet abandon honteux... Oui, le garçon n'était plus, et puisqu'ils ne pouvaient s'occuper d'elle, ses parents l'avaient laissée ici, attachée à un arbre.
Elle se sentit soudain seule, trop seule. Et, dans l'incompréhension la plus totale, elle se mit à pleurer.
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- Eh, toi, qu'est-ce que tu fous là ?
Printemps releva la tête brusquement, cherchant la voix qui s'adressait à elle. Ne voyant rien dans un premier temps, elle pensa avoir rêvé, mais lorsqu'une trombe d'eau tomba sur elle à partir d'une branche de l'arbre auquel elle était attaché, elle leva la tête, et vit un félin.
Ce dernier, un sourire amusé sur le visage, sauta et se réceptionna avec souplesse sur le sol. A sa voix, Printemps avait deviné qu'il s'agissait d'une femelle. Mais maintenant qu'elle était devant elle, elle put se plaire à la détailler. Son poil, mi-long, était d'un roux éclatant, strié de noir. Ses pattes longues étaient musclées, et ses yeux ambrés exprimaient son autorité naturelle.
- Ce que je fais là ? fit Printemps avec amertume. Mes Humains m'ont abandonnée. Parce que mon maître est mort.
- Oooh, comme c'est triste, répondit la rouquine d'un air faussement compatissant. Puis elle reprit avec ironie : Tu veux un câlin ? J'essayerai d'imiter Ceux Qui Marchent Sur Deux Pattes si tu veux.
- Qui es-tu, d'abord ? reprit la femelle tricolore avec soudain prudence.
- Moi ? Oh, je suis qui je suis, simplement. Mais tu peux m'appeler Pluie de Feu. Et toi, t'es qui ? Mistigri ou Pompon ?
Et elle se mit à rire bruyamment. Légèrement agacée par les moquerie de Pluie de Feu, la femelle l'interrompit.
- Je m'appelle Printemps, dit-elle fièrement.
- Oh, c'est adorable, Printemps. Un nom digne de Ceux Qui Marchent Sur Deux Pattes. Oh mais j'oubliais, tu voudrais peut-être être détachée de là, non ?
Sans laisser le temps à la femelle tricolore de répondre, Pluie de Feu bondit, toutes griffes dehors, sur la corde qui attachait Printemps à l'arbre, et la sectionna. Puis elle s'approcha de la chatte et marmonnant un "ne bouge pas", elle déchira la corde du cou de l'ancienne domestique.
Elle était libre, maintenant.
- Suis-moi, maintenant. Et grouille-toi parce que j'ai pas toute ma journée.
- Où m'emmènes-tu ?
- Tu verras bien.
Perplexe, Printemps dut se résoudre à suivre la femelle rousse, puisqu'elle n'avait aucun autre endroit où aller. La marche fut longue, surtout pour la chatte tricolore, qui n'avait pas l'habitude de voyager si longtemps. Parfois, alors qu'elle était au bord de l'épuisement, Pluie de Feu la dissuadait de s'arrêter d'un grognement agacé.
D'une certaine façon, Printemps était comme intimidée par l'imposante chatte qu'était Pluie de Feu. La peau couturée de cicatrice, elle avait tout l'attrait d'une solide combattante qui avait connu une vie rude. D'autre part, elle la fascinait, et la femelle tricolore ne pouvait s'empêcher d'être en admiration devant une personnalité aussi forte et marquée.
~~~
Printemps écarquilla les yeux dès que les deux chattes s'arrêtèrent enfin. Après avoir traversé une bonne partie de la forêt, avoir affronté les ruisseaux, la boue, et les ronces, elles se trouvaient désormais devant un endroit magnifique, si beau que la femelle tricolore en oubliait presque la fatigue du voyage.
Même si le sol était humide, enlevant un peu au charme de l'immense clairière, les fleurs s'épanouissant librement par terre donnaient un air champêtre à l'endroit.
Un cercle de sapins entourait parfaitement la clairière, la rendant protégée, car elle n'avait que le tunnel de ronces pour entrée.
Le camp improvisé grouillait d'activité. Des chats s'affairaient soit à vérifier les litières dans l'unique tanière, soit rentraient de la chasse. Printemps remarqua tout de suite que tous les chats étaient relativement jeunes. Il n'y avait pas l'ombre d'un Ancien.
- Pluie de Feu, quel est cet endroit ? demanda Printemps avec curiosité.
- Oh, tu t'interroges, hein ? Cet endroit, sache-le bien, c'est là que nous vivons libres. Nous sommes tous des chats errants. Bienvenue dans la camp de...
- Pluie de Feu !
Les deux femelles tournèrent la tête au même moment lorsqu'une voix les interrompit. En effet, une petite femelle au pelage immaculé, entièrement blanc, courait vers elles. Elle semblait très jeune - cinq lunes au maximum. D'un bond exceptionnel, elle se propulsa sur la femelle rousse, qui fut emportée par l'élan de la petite et se retrouva au sol, complètement dominée.
- Calme toi, Carillon ! grogna la guerrière.
- Oh, désolée, s'excusa-t-elle en lâchant sa "prisonnière". Au fait, c'est qui elle ?
Carillon dévisagea Printemps. Pluie de Feu soupira avant de lui dire :
- C'est Printemps, encore une victime de Ceux Qui Marchent Sur Deux Pattes.
- Oh... Bienvenue dans la Fraternité, Printemps !
Bienvenue ? Alors elle allait devoir rester ici, être l'un des leurs ? En réalité, si n'importe qui aurait pu refuser par méfiance, Printemps elle n'avait rien contre le fait de rester. Elle aurait un refuge, et on pourrait veiller sur elle. Elle ne serait plus seule. Et cela seul comptait.
- Viens, Printemps, j'vais te présenter tes nouveaux frère ! Tu verras, avec le temps tu oublieras les malheurs que t'ont infligés Ceux Qui Marchent Sur Deux Pattes !
- Je ne suis pas une victime ! s'insurgea la femelle tricolore. Les Humains - ou Ceux Qui Marchent Sur Deux Pattes, comme vous voulez - sont tout ce qu'il y a de plus gentils au monde ! Ils m'ont offert un refuge et de l'amour !
Pluie de Feu poussa un grondement sourd avant de porter un puissant coup de patte, la griffant près de l’œil. Le choc fut violent, et Printemps bascula en arrière. La guerrière rousse se rua sur elle et la cloua au sol, sous les cris de sa victime et de Carillon. La chatte tricolore essaya de se débattre, en vain. Pluie de Feu fixa un point, forçant sa prisonnière à en faire de même.
Un matou gris, trapu, les observait avec désinvolte, l'air de se moquer complètement de la bagarre qui se déroulait. Cela devait être fréquent, jugea Printemps.
- Tu vois ce matou, là ? grinça Pluie de Feu. Lui, c'est Sans Nom. Tu sais pourquoi on l'appelle comme ça ? Parce que d'après les rumeurs, Ceux Qui Marchent Sur Deux Pattes lui ont coupé la langue avec des griffes d'acier !
Printemps en perdit les mots. Elle n'arrivait pas à croire qu'un Humain puisse faire tant de mal à un félin. Pourtant, au vu de la rage et de la détermination de la guerrière rousse, elle sut que c'était vrai. Alors cet abandon inexpliqué était-il une marque profonde de cruauté ? Sinon, pourquoi l'auraient-ils attachés à un arbre.
Lorsque Pluie de Feu la lâcha, la chatte tricolore se releva et baissa les yeux. La guerrière rousse poussa un grondement sourd avant de tourner rageusement les talons.
Carillon se précipita vers Printemps, une lueur inquiète dans le regard.
- Ça va ? demanda la petite chatte immaculée.
- Ouais, ouais...
- Bon, tant mieux. Viens, j'vais te présenter les autres. Ils sont moins susceptibles que Pluie de Feu...
Carillon lui présenta de nombreux félins dont Printemps ne retint pas la moitié des noms. Ils étaient nombreux dans la Fraternité, mais la femelle tricolore se doutait que ça s'arrangerait avec le temps.
Puis soudain, le silence se fit et plus aucun félin ne bougea. Carillon elle-même s'était figée. Printemps la fixa, l'air surprise. Puis tournant la tête vers le tunnel de ronces, elle vit qu'un sublime matou gris était rentré. Ses yeux ambrés étincelaient d'une lueur assez surprenante.
- C'est qui, lui ? souffla Printemps.
- C'est Tombée de l'Hiver, lui répondit Carillon à voix basse, comme si le fait de parler trop fort eut pu sembler un blasphème en la présence du matou gris. C'est le meilleur combattant et le meilleur chasseur de la Fraternité. Tout le monde l'admire et le considère comme le chef incontesté.
Dès ce jour, tout fut rapide.
Printemps, renommée Beauté du Printemps par le fameux Tombée de l'Hiver, s'était fait des amis parmi la Fraternité. Parmi eux, on pouvait citer Carillon et Pluie de Feu, et même Sans Nom semblait apprécier la femelle tricolore.
Et à la surprise générale, Tombée de l'Hiver lui-même s'intéressait à Beauté du Printemps. Les deux félins passaient d'ailleurs beaucoup de temps, et finirent par devenir très proche.
Si la chatte tricolore avait eu un frère, nul doute que c'aurait été le matou gris. Et ensemble, ils chantaient des chansons dont Beauté du Printemps se rappellera toujours.
"Chante-moi une chanson pour la Fraternité
Tel un magnifique Requiem d’Été.
Ou bien un beau Gospel
Que l'Automne appelle
Fredonne-moi un Hymne
Pour que le Printemps arrive
Au fond de mon cœur, résonne
Une Berceuse magnifique
Pour que l'Hiver disparaisse à jamais."~~~
La peur, le sang. Tout était confus dans la tête de Beauté du Printemps. Autour d'elle, les félins de la Fraternité s'affairaient à repousser l'envahisseur.
En effet, une bande de chats sauvages, en quête d'un abri, avaient décidé de conquérir les terres de la Fraternité. Indomptables, les chats solitaires avaient décidé de défendre leur poste. Mais la défaite planait sur eux.
Tombée de l'Hiver se battait seul contre cinq matous costauds et se faisait dominer par le nombre. Pluie de Feu s'occupait des nouveaux arrivants sur le champ de bataille, avec brio, même, mais était trop occupée à sa tâche.
Et par terre, au loin, le corps désarticulé de Sans Nom gisait...
Un cri s'éleva au-dessus du brouhaha ambiant.
Carillon !
Beauté du Printemps fonça, zigzaguant entre alliés de la Fraternité et ennemis. Elle vit Carillon en proie à un imposant mâle brun, qui lui lacérait la gorge de ses crocs puissants.
- Non !
Elle se rua sur l'ennemi, et se fut la confusion la plus totale.
~~~
- Carillon, ne meurs pas, je t'en supplie !
Beauté du Printemps implorait son amie de s'en sortir. La gueule en sang, elle avait bravement lutté pour la survie de son amie, et, non sans efforts, avait mis son adversaire en fuite. Désormais, elle avait le goût de son sang acide dans la bouche.
Elle se pencha sur le corps sans vie de la petite chatte et le secoua doucement, avec la force du désespoir.
- Carillon...
~~~
- Beauté du Printemps, mais que...
Tombée de l'Hiver venait d'arriver, une fois la bataille finie. La femelle tricolore, elle, était restée couchée près de son amie dans un état second tout le long.
- Elle est morte, sanglota la femelle tricolore.
- J'y crois pas, souffla Tombée de l'Hiver, comment as-tu pu...
- J'ai essayé de la défendre. Je te le jures, Hiver, je...
Elle se rendit compte qu'elle n'avait pas l'air très crédible avec tout le sang qui maculait sa gueule.
- Hiver, je...
- Pars, maintenant, si tu ne veux pas subir le même sort que Carillon.
Derrière lui, Pluie de Feu foudroya Beauté du Printemps du regard.
~~~
- Chat du Clan de l'Ombre ! Rassemblez-vous immédiatement pour une Assemblée de Clan ! Aujourd'hui, nous allons accueillir un membre à part entière du Clan. Beauté du Printemps, approche. Tu seras désormais...
- Hymne d'un Printemps, déclara-t-elle aussitôt.
Le chef, ainsi eu tous les chats présents, écarquillèrent les yeux de stupeur. Jamais un félin n'avait décidé librement son nom ainsi. Encore moins quand il n'était pas natif du Clan.
- Soit, tu seras désormais Hymne d'un Printemps.
"Fredonne-moi un Hymne
Pour que le Printemps arrive
Au fond de mon cœur, résonne
Une Berceuse magnifique
Pour que l'Hiver disparaisse à jamais."