L’Aube, terne, morne et livide se levait peu à peu à l’horizon, illuminant le monde en décadence. Pourquoi le soleil suivait toujours la même logique ? Interminablement, il se levait et suivait le cycle solaire. A l’avance, tous ses gestes étaient prédits, il n’avait plus aucune surprise à apporter. Peu importe combien la nuit a été silencieuse, peu importe combien les tortures ont accablé les personnes vivant sous sa pâle lumière, le jour, indéniablement, s’annonçait. Et pourtant, ce n’était pas ce que tu voulais. Non… Tu voulais qu’il sombre, que l’aube arrête de se montrer, qu’une éternelle nuit règne, que le désespoir t’emporte. Qu’il fasse noir pour toujours. C’était tout ce que tu pouvais espérer ; dans le noir, on ne pouvait rien distinguer. Ni ce sang sur tes pattes, ni ce cadavre à tes côtés.
Dans ton déni de la réalité, personne ne pouvait venir te sauver. Tu le savais, tu le ressentais.
Cette même tension, ce même air qui s’alourdissait, le doux poids de la gravité t’obligeant à ramper au sol. Tu ne pouvais plus le supporter. Mais tu avais tué. Ce n’était pas autorisé. Enfin, qui l’interdisait ? Les lois établies par ce soi-disant peuple au-dessus de tout ? Mais quel genre de communauté pouvait se dire supérieur ; au point de dicter ce qu’il faut faire et ne pas faire ? Surtout que, quand les clans ont des ennuis, ils les laissent pourrir dans leur coin. Un chat qui se fait écraser. Pas de message ? Pourquoi ils ne vont pas le voir dans son sommeil et lui dire de s’éloigner de la route ? Non. Trop prétentieux, trop snob pour ne pas se jouer de la mort.
Ils n’ont pas le droit de te dicter ta conduite. C’est pourquoi tu l’avais commis, ce meurtre. Certaines personnes gagnent à ne plus exister. Oui. Ce chat-là, il était dangereux pour tout le monde. Toi aussi, tu étais dangereux. Mais tu ne laisseras personne te dicter ta vie ; et encore moins te la prendre. Tu te battras jusqu’au bout, pour être capable de voir l’Horreur. L’aube. Tu étais obsédé par ça. L’Aube, qui éclairait la souillure sur tes pattes, l’Aube qui t’écrasais sous sa véritable supériorité. Tu le savais, que la folie te gagnais. Mais tu ne pouvais pas t’en rendre compte. Est-ce que tu n’aurais pas pu te taire ? Rentrer tes griffes ? Pour une fois, n’aurais-tu pas pu changer ? Tu réfléchissais à cela tandis que le ciel se peignait de jolies teintes rougeâtres. Non. Tu n’aurais pas pu. C’est ton labeur que de tuer les meurtriers comme celui à tes pieds. Tu étais le seul à pouvoir le faire.
« Suis-je réellement seul… ? » te demandais-tu d’un ton coupable tandis que tu te rendis compte qu’une présence pesante occupait une place à côté de toi.
Qu’est-ce… ? En oublierais-tu la différence entre la vie et la mort ? Ce n’était pas tuer, que cette chatte avait fait. Tu le constatais avec horreur, quand tes oreilles se dressaient aux cris du chaton. C’était donner la vie. C’était même tout le contraire. Tu reculais face au chaton. C’était l’incarnation de ta plus grande peur. La vie, l’innocence. Tu étais là, face à lui, énorme et géant, couvert du sang de sa matriarche, et lui, pur, blanc immaculé. Comment lutter face à cela ? Il était pourtant innocent. Un coup de patte et c’en était finit de lui. Pourtant, tu n’arrivais pas à lui en mettre un. Tu ne pouvais pas le tuer. Ou peut-être que si. Tu étais déçu. Tu ne pouvais pas avoir peur de ça. Ce chaton grandirait et tuerait à son tour. Tu ne pouvais pas laisser le monde porter une telle désolation sur ses épaules ; tu te devais de nettoyer la terre.
« Qui as le narcissisme de se prétendre juge ? Toi, ou nous ? » dit une voix mielleuse dans ton dos.
Les oreilles en arrière, la queue entre les pattes, tu te retournas pour voir une forme bleuâtre te regarder d’un air dur. Ce n’était pas un guerrier de ce clan que tu haïssais tant. Ce n’était pas un vivant, ni un mort, ni quelconque forme de spectre imaginable. Ce n’était qu’un pur produit de ton esprit. Mais tu ne pouvais pas faire la différence entre cette chose et la réalité. Tu étais seul à le voir ; tu te dévorais toi-même de l’intérieur après t’être si cruellement manipulé. Mais quelque qu’il soit, c’était un menteur. Il ne disait pas la vérité. Il voulait ta peau. Tu t’éloignas de lui et du chaton, mais au bout de quelques pas, tu en vis un autre. Il t’empêchait d’aller plus loin. Cet obstacle invisible te terrifia dans l’idée d’être confiné dans un espace clos, ne pouvant sortir de ta propre prison de glace.
Oui, tu étais le juge, le libérateur des chats. Tu allais les guider vers un monde meilleur, forgé dans ton illusion de justice artificielle, tu allais faire le monde à ta façon. C’était à toi de décider de ce qui était bien et mal, sans te laisser submerger par tes sentiments…
…
« Quel beau discours. » railla une des ombres.
Tu te couchas au sol, encore plus effaré. Que te restait-il après la terreur et la domination ? La violence ? Mais sans terreur, il n’y a pas de réelle violence. Tu ne pouvais plus rien faire. C’était ce chaton qui te rendait fou. Il fallait un coupable ; tu venais de le trouver. Désormais, tu allais l’avoir ; tu allais le tuer et tout serait finit.
Crac.
En un coup de patte, sans même sortir tes griffes, tu l’avais envoyé au pied du ravin devant toi. Tu poussas le cadavre de la mère, aussi. Ne laisser aucun indice. Ils étaient sûrement morts. Tu n’avais aucune idée de la profondeur que le ravin possédait ; tu ne savais pas non plus qu’il était forgé par ton esprit ; que le cadavre encore chaud était toujours là, et le chaton avait simplement commencé à gémir de toutes ses forces. L’aube serait bientôt finie. Ta précieuse aube. C’est si dommage, ce serait une de tes dernières. Les voix se faisaient plus fortes, plus tentantes. Dévoré par la folie, tu savais que tes jours cesseraient bientôt. Mais l’Aube, il serait toujours pareil, fidèle à lui-même. Quoi que tu puisses faire, nul doute que demain, le jour se lèveras, même si le ciel est couvert d’épais nuages du plus terne des gris.
Des pattes tapaient fermement contre la terre moelle. Ce bruit te fit sursauter. Tu regardas tout autour de toi, incapable de déterminer d’où venaient ces bruits. Ton nez aurait pu t’indiquer de quelle direction le danger rampait ; tes oreilles auraient pu être capables de t’orienter vers le bruit qui hurlait désormais, mais tes sens ne t’aidaient plus désormais. En quelques secondes, une patrouille de guerrier s’aligna devant toi. Les connaissais-tu ? Tu ne pouvais le savoir. Parce qu’ils étaient comme familier et hostiles à la fois. Tu ne savais pas si tu te devais de les craindre, ou si tu devais les considérer comme tes alliés. Tu avais certes l'impression de les avoir déjà vu, mais dans ta tête, démêler les alliés des ennemis était devenu depuis longtemps chose impossible, pourtant, tu en aurait bien eu besoin; si tu avais pris la fuite dès l'instant où tu avais entendu des bruits, tu aurais pu te sauver. Mais la fatalité du destin est plus forte que toi; elle t'aurait rattrapé de toute manière. Tu reculas.
« C’est… C’est toi qui a fait ça ? » Fit une voix de femelle, tremblante.
C’était pourtant évident. Si elle ne voulait pas l’accepter, les trois autres avaient bien compris. Des pattes couvertes de sang, des lèvres dégoulinantes de liquide, il n’y avait qu’une chose à en déduire. Tu ne savais pas quoi faire. Pour être honnête, ta tête n’avait pas calculé la situation. Comme une équation impossible à résoudre pour une machine, tu te mis à dérailler. Est-ce qu’il te fallait te montrer hostile et menaçant, pour les faire reculer et regretter de t’avoir dérangé ? Fallait-il te montrer gentil et mentir innocemment, pour qu’ils te laissent tranquille ? Fallait-il hurler pour leur faire peur ? Fallait-il fuir pour échapper à leurs crocs meurtriers? Fallait-il ne rien dire et ne pas esquisser le moindre geste pour ne pas effrayer ces étranges animaux? Non. Se montrer amical.
Tu ris. Ils allaient bien le prendre. Les personnes gentilles rient, pas vrai ? Rire, avoir de l’humour, c’est bien, hein ? Il faut être gentil avec les gens, sinon les gens te sautent à la gorge. Et c’est pas bien si ils le font, pas vrai ? Pas vrai… ? Parce que ce sont des gens normaux, et ils ne vont pas t'attaquer, nononon, pas s'en prendre à toi, pas vrai...?
La chatte grise, celle qui aurait été prête à t’accorder la rédemption si tu avais eu une excuse valable, fut la première à réagir. Te sautant dessus, elle t’empoigna aux épaules et te plaqua au sol en s’aidant de son poids. Tu roulas dans la poussière avant qu’elle se retrouve au-dessus de toi, un regard haineux démontrant son envie de t’enlever la vie la plus démesurément profonde qu’il t’a été donné de voir. Tu recrachas la poussière qui envahissait ta gueule, avant de lui hurler dessus. Ce n’était pas des mots, juste un cri pur de folie. Bien qu’elle prît peur, comme le démontrait ses oreilles couchées sur sa nuque, elle te lâcha pas ; elle resserra même sa prise.
Tu l’insultas de tous les noms. Quand tu eu finis ta tirade, elle te griffa à la gueule. Un coup qui fit résonner ta tête, qui s’écrasa sur le sol. Tu eus une douleur sourdre qui te traversa tout le cops. Avant que ton corps n’ait pu le comprendre et le supporter, tu te retrouva couvert de morsures et de griffures. Affaibli, haletant, tu lui rendis, quoi que faiblement, son coup en lui faisant une griffure ; une longue et profonde griffure sur tout le museau. Elle en gardera une éternelle cicatrice ; ce serais au moins ça ; en tant qu’infime vengeance. Tu aurais voulu en faire bien plus. Lui arracher un à un chacun de ses membres, puis la tuer. Mais tu n’avais plus la force.
La chatte au pelage grisâtre répliqua avec un énième coup. Le chaton avait disparu, et sur les trois guerriers restants, seul deux étaient présents, à regarder la scène avec peur. Leur camarade guerrière te regarda avec un mélange d’amertume et de colère. Elle était haineuse, mais surtout déçue par ce qu’elle avait vu. Tu avais sûrement du détruire sa vie ; mais tu ne parvenais plus à te souvenir de la chatte qu’elle avait été pour toi. Ta sœur ? Ta mère ? Ta compagne ? Ta meilleure amie ? Tu n’en savais rien. Mais tu ne pouvais plus regarder ses yeux. Elle pleurait.
« Pourquoi… ? »
Pourquoi ? A quelle question c’était destiné ? Pourquoi tu l’avais tué ? Pourquoi le chaton n’était pas mort ? Pourquoi les formes bleues t’accablaient ? Pourquoi… Etait-tu si seul… ? Tu ne pouvais pas répondre à cette question ; tu sentais pourtant qu’il fallait t’excuser. Mais même si c’était ton souhait le plus cher, tu n’avais pas la forcer de bouger tes lèvres, ni même de relever la tête. Tes yeux se fermèrent lentement. Alors la mort, c’était ça… ? Un enchaînement de douleur, puis le sommeil éternel ?
Chasserais-tu avec les formes bleues ? Non. Tu ne chasserais plus jamais avec personne. Tu étais condamné à un enfer de solitude. Pourtant… Tu n’en étais pas si triste. Ce serait la dernière réussite de ton existence. Parce que c’était mieux pour tout le monde que tu t’en aille et que tu ne reviennes jamais. Tu étais le seul danger. Les voix te le disaient, maintenant.
Tu étais lucide durant quelques secondes, après qu’elle t’a foutu un dernier coup, celui qui te ferait partir définitivement et pour de bon. Tu le sentais. La douleur qui t’avait saisi ; bien que le coup en lui-même ne soit pas si fatal ; c’était la seule qui était à même de t’achever désormais. Trop de coups, trop de souffrance, qui t’avait rendu martyr et vengé tous les gens que tu avais crus tué pour la bonne cause. Ne cherchais-tu pas simplement à masquer ta folie et ton envie de tuer pour satisfaire ton plaisir personnel ?
De beaux discours savent toujours charmer les gens. Peu importe qui on était, si on avait le don de parler, c’était tout ce dont on avait besoin pour dominer le monde, n’est-ce pas ? Toi, tu ne l’avais pas. Tu avais coutume de te taire. Il n’y avait pas besoin de parler aux cadavres, après tout. Ce serait une pure perte de temps, pas vrai… ? Autant les cadavres que les mourants ; ils sont si proche l’un de l’autre, hein… ? Alors pourquoi voulais-tu qu’on te parle, désormais ? Ne pas mourir dans le silence ? Discerner tes derniers mots dans le bourdonnement de tes oreilles ?
Te retrouver à nouveau dans la Pouponnière, lové contre ta mère qui te couvrait d’affection en s’adressant à toi d’une voix douce. Pourtant, rapidement, ce souvenir-là fut inondé par la mort et la désolation. Tu t’en souvenaient très bien, de la suite de l’histoire, et comment elle finissait ; par des coups durs et secs qui te brisaient les os et te faisait partir lentement, glissant vers les ténèbres les plus profonds. Un endroit t’attendait, et dans cet endroit, il n’y aurait plus d’aube. Plus de jour, plus de soleil. Le seul endroit où tu pouvais être certain que le soleil ne se lèvera plus jamais.
Il était réputé que l’endroit où allaient tous les mauvais chats étaient une Nuit sans Fin. C’était ce que tu voulais, non ? …
…
Non.
Tu ne pouvais pas partir. Tu levas ta patte vers le ciel, brusquement énergétique. Pourtant, elle s'affaissa aussi rapidement qu'elle s'était dréssée. Tes yeux s’écarquillèrent ; tu ne pouvais pas partir ! Mais... L’aube n’était plus là. Pourquoi t’abandonnait-elle à ton triste sort ? Tu allais crever dans la jour le plus banal, dans la souffrance la plus atroce. Dévoré par le désespoir, tu poussas un dernier hurlement de désarroi :
« Ne pars pas ! Reviens… ! »
Tu ne savais plus si c’était toi qui l’avais crié à l’aube ton horreur à mourir seul, ou si c’était cette chatte qui t’avait demandé de rester. L’aube avait disparu, tandis que le ciel se teintait de noir, sans une seule étoile pour éclairer le ciel cacophonique.